Le concile des évêques français. Vatican ii (1959-1965)

Christian Sorrel
Histoire - Recenseur : Bernard Joassart s.j.

À la fin de son excellent ouvrage Les évêques français de Verdun à Vatican ii (cf. NRT 128, 2006, p. 444-446), Frédéric Le Moigne consacrait quelques pages à un portrait peu flatteur de l’épiscopat français abordant le Concile, certains de ses membres ayant participé à cet événement majeur étant en quelque sorte submergés ou désabusés.

Christian Sorrel, familier du corps épiscopal de l’Hexagone, prend ici le relais de son collègue et a mené une enquête plus que minutieuse pour voir comment les pasteurs de l’Église de France ont abordé, vécu et reçu Vatican ii, et les défis qu’ils rencontrèrent dès avant la fin du Concile. Jusqu’à présent, l’apport français au Concile était surtout connu par les souvenirs de grands théologiens tels Lubac, Congar, Chenu pour ne citer que quelques « repêchés » des purges pacelliennes : leurs journaux et notes laissent percevoir qu’ils avaient joué un rôle essentiel dans bien des domaines. Mais qu’en fut-il des évêques qui, par nature, sont les premiers responsables de la bonne marche de l’Église ? En explorant précisément leurs souvenirs et bien d’autres documents de leur plume, demeurés inédits jusqu’à présent, dont il multiplie avec art les citations, ainsi que d’autres sources émanant de personnages de premier plan, tels les ambassadeurs de France près le Saint-Siège, l’A. a entrepris une enquête d’importance.

Les évêques qui vont rejoindre Rome au début du Concile ont, pour les trois quarts, été nommés sous le pontificat de Pie xii : 19 l’ont été pendant la nonciature de Valeri (1936-1944), 40 pendant celle de Roncalli (1944-1953), et 27 à l’époque du nonce Marella (1953-1959). Un petit quart d’entre eux date encore des pontificats de Pie xi et de Benoît xv. Tout mis ensemble, c’est un épiscopat vieillissant. Les nominations épiscopales sont régies par l’aide-mémoire de 1921, qui reconnaît au pouvoir politique un droit d’objection politique sur le choix des élus. Cet épiscopat ne donne pas une image très positive quant à sa formation intellectuelle : elle est inférieure au niveau de la pensée intellectuelle française du moment. La rigueur dogmatique est leur principal souci et peu d’évêques n’ont guère – ou pas – le temps d’entrer dans ce qu’on appellerait de nos jours la « formation permanente ». Les problèmes qui se présentent à eux ne sont pas minces. Il y a bien sûr l’héritage de la Seconde Guerre mondiale ; majoritairement, ils ont été pétainistes, avec bien sûr des nuances. La guerre d’Algérie les a souvent mis dans une position inconfortable, de même que la question de l’enseignement libre, celle des prêtres ouvriers, le passage de la Quatrième à la Cinquième République, etc. Comme pasteurs, l’Action catholique est leur cheval de bataille. Ils sont souvent astreints à des tâches purement administratives, fort chronophages, ce qui n’en fait pas des pasteurs non zélés. L’unité n’est pas vraiment au rendez-vous, d’autant que les conférences épiscopales ne se réunissent pas encore, même s’il existe déjà un embryon qu’est l’Assemblée des Cardinaux et archevêques (ACA). Vis-à-vis de Rome, sans être gallicans, d’aucuns n’en sont pas moins méfiants à l’égard de la centralisation et du contrôle de la Curie peu encline à leur laisser une grande latitude d’action dans bien des domaines sensibles. À la lecture des pages qui décrivent la gent épiscopale d’alors, on serait tenté de dire qu’ils ne méconnaissent pas le monde qui est le leur, mais qu’ils en ont une certaine peur, d’autant que ce monde présente parfois des traits qui ne sont pas spécialement en adéquation avec le christianisme.

Dès lors, qu’ont-ils compris dans l’annonce de Jean xxiii de convoquer un concile ? Que mettent-ils sous le terme « aggiornamento », qui deviendra une sorte de slogan qui, comme tout slogan, peut toujours prêter à confusion ? Dans les documents envoyés par les évêques à Rome sur ce qu’ils attendent du Concile, il y a « de tout ». L’unanimité n’est pas une réalité. Tous n’ont évidemment pas la même sensibilité ni ne connaissent les mêmes situations de terrain. À lire Christian Sorrel, on perçoit que les uns sont en quelque sorte encore très tributaires de Vatican i et des crises qui ont suivi ; ils insistent sur la nécessité de redire le dogme dans toute sa rigueur dans un monde où manifestement la foi catholique est de plus en plus relativisée, ignorée, voire rejetée. Les autres sont plus enclins à souhaiter un concile qui, certes, soit fidèle au contenu de la foi, mais que ce que propose l’Évangile soit exprimé, pour user d’une expression à la mode, « en phase » avec le monde tel qu’il est, dont on ne peut ignorer les composantes et les nouveaux modes de pensée. Et dans cette optique, relativement vite, plusieurs vont estimer que les documents préparatoires élaborés à Rome ne sont pas précisément adaptés et que le monde de la Curie romaine est par trop éloigné de la vie concrète. Mais en même temps, et ici aussi avec des nuances, on perçoit que ces évêques se sentent responsables non seulement de leur propre diocèse, mais aussi de toute l’Église, avec peut-être, en arrière-fond, le fait qu’ils croient sans doute encore un peu trop que l’Église de France est toute l’Église, alors que Vatican ii sera plus « universel », en particulier du fait de la présence des jeunes Églises hors d’Europe, même si celles-ci sont encore fortement encadrées par un clergé – évêques compris – venu d’Europe.

L’entrée en concile fut certes impressionnante. Il y avait longtemps que l’Église n’avait plus connu pareil rassemblement. Grandiose, la cérémonie suscita l’admiration des uns, des réserves de la part des autres. Relativement vite surgit la conviction dans le chef de plusieurs participants qu’ils n’étaient pas venus à Rome uniquement pour n’user que d’un mot – placet – et par là entériner sans plus le travail préparé sous l’égide de la Curie romaine. Et on connaît le coup d’éclat du Card. Liénart qui s’insurgea en octobre 1962 contre la manière dont avaient été composées les commissions.

Hébergés dans différents lieux, les évêques français vont finalement peu à peu acquérir une relativement conscience commune assez large, notamment grâce à des rencontres-conférences, et entrer de plain-pied dans le Concile, même si les uns et les autres, gardant bien sûr leur propre sensibilité, finiront parfois par être lassés de la longueur de l’entreprise, allant même jusqu’à se demander ce qu’ils font là. Chose intéressante à relever : les avis d’experts qui, tout au long du Concile, émettent des opinions sur tel ou tel prélat, pas toujours fort amènes. Et, il est tout aussi intéressant de signaler le rôle de ces experts qui, de manière décisive, aideront les participants à comprendre les enjeux et à voter les textes en connaissance de cause.

Sans s’attarder sur les activités des prélats durant les différentes sessions, on remarquera, au fil de la lecture que les « évêques français occup[èr]ent une place honorable ». Certaines figures émergeant certes, d’autres temporisant ou jouant les modérateurs, d’autres encore freinant l’avancée des travaux : encore une fois, leur unité n’était pas assurée. Rien d’étonnant à cela quand on veut bien se rappeler les différences d’âge, de formation et d’opinions. Mais n’en allait-il pas de même au niveau des autres épiscopats nationaux, voire de l’ensemble de tout l’épiscopat catholique ? N’y eut-il pas ce « coetus internationalis patrum » emmené par un Marcel Lefebvre qui n’était à coup sûr pas sur la même longueur d’onde que celle que Jean xxiii puis Paul vi incarnaient ? Il faut remarquer que durant les périodes de pause du Concile, de retour dans leurs diocèses respectifs, les évêques prirent souvent la peine d’exposer à leurs ouailles ce qu’il en était du Concile. Avec plus ou moins de conviction, avec plus ou moins de succès.

L’une des parties du livre qui me semble particulièrement intéressante est le dernier chapitre intitulé Horizons nationaux (1963-1965) joint à la conclusion. Car, dans une certaine mesure, les évêques, que l’on savait ne pas avoir tous toujours marché d’un même pas, ne se retrouvèrent pas nécessairement plus unis au fur et à mesure que le Concile avançait et finissait. Les questions à affronter n’étaient pas de mince importance. La mise en place de la CEF (Conférence des évêques de France), qui prenait le relais de l’ancienne ACA, fut laborieuse. Les différences de tempéraments se manifestèrent assez vite. Et on pourrait ajouter que, dans ce domaine, le cas français ne fut pas une exception. Une telle instance ne demeure-t-elle d’ailleurs pas encore de nos jours une pierre d’achoppement ? Car après tout, chaque évêque demeure « maître dans son diocèse » et adopter une ligne commune relève parfois de l’utopie. La réforme liturgique ne fut pas la moindre des difficultés. La mise en pratique des « nouveautés » du Concile désarçonna plus d’un évêque, tout autant que bien des fidèles : ne leur changeait-on pas la religion ? Sans oublier bien sûr que les fantaisies de basse qualité apparurent rapidement. Sur cette question se greffa – ou sans doute marcha de conserve – la « pression intégriste ». Sans doute, celle-ci n’était pas monolithique dans son approche du Concile. Mais elle n’en était pas moins bien réelle et ne pouvait qu’embarrasser plus d’un responsable. Réaliser l’unité s’avéra très vite chose presque impossible. Et l’on sait que les différents courants plus ou moins hostiles à Vatican ii sont loin d’avoir désarmé. La chute des vocations – qu’il serait malhonnête de considérer comme une conséquence inéluctable de Vatican ii – apparut crûment, de même que la baisse brutale de la pratique religieuse, la pastorale des jeunes générations s’avéra de plus en plus complexe, et le monde intellectuel se réclamant du catholicisme fut largement divisé. — Bernard Joassart

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